Marceline Desbordes-Valmore - Stefan Zweig
« Mon secret, c'est un nom. »
La dernière amie de Marceline Desbordes-Valmore est une certaine Pauline Duchambge. C’est Pauline qui m’a offert ce petit « Marceline » de Stefan Zweig, que je ne connaissais pas, publié en 1927 et traduit en 1945. J’ai aussi près de moi les lettres de Pauline Fourès à Napoléon, et l’un des souvenirs qui me revient de la Peau de Chagrin est celui de cette pauvre Pauline, seule dans une mansarde parisienne, avec qui mon coeur d’enfant pleurait. Drôle de connexion secrète entre l’enfance et la misère, sensibilité commune à la vulgarité et à l’arbitraire.
Continuons avec les prénoms : ma fille s’est appelée Marceline pendant les dix premières minutes de sa vie, puis Félicie. Le second prénom de Marceline est « Félicité » – et son frère s’appelle Félix. Du premier amant de Marceline, nous n’avons qu’un prénom, « Olivier », et les biographes cherchent encore à découvrir son identité, avec pour seuls indices ces mots de la poétesse :
Ton nom... Tu sais que dans mon nom le ciel daigne l'écrire »
… et ailleurs :
On ne peut m'appeler, sans te jeter vers moi, Car depuis mon baptême il m'enlace avec toi.
Tous ces prénoms m’enlacent aussi, d’une certaine façon : Marceline, Félicie, Pauline, Sarah – « Sarah » est le titre d’une nouvelle de Marceline.
Je me revois, j’ai huit ou neuf ans, et le monsieur en face de moi, assis au second rang, me demande ce que je vais réciter. La scène de théâtre est assez élevée, je surplombe mon interlocuteur et je réponds timidement : « Les roses de Saadi ». Qu’est-ce qu’un petit garçon peut comprendre à ces vers pleins de volupté ? Pourtant j’aimais ces mots et leur musique ; prononcer « Saadi » fait l’effet d’un sésame, et les portes s’entrouvrent, même pour l’enfant que j’étais, sur un océan rouge, une vague étrange, une robe embaumée, aussi sacrée que le Saint-Suaire. Le mot « embaumé » me rappelait la mort : je voyais les cadavres de fleur, j’imaginais leur parfum, toujours signe d’absence, je sentais un lien obscur entre l’amour et l’abandon.
C’est ma mère qui m’avait récité les premier vers, et je la revois cherchant les autres dans la bibliothèque. Elle faisait souvent ça : le vague souvenir d’une phrase ou d’une émotion l’attirait vers les livres de mes étagères, et si par chance elle tombait sur le passage chéri, elle déclamait pour elle-même et son public imaginaire, un public conquis, et elle renouait, devant son public, avec des sensations et des émois passés, sans crainte aucune du pathétique. Elle fouillait rapidement les autres pages, se rappelait qu’elle avait tout oublié, et refermait la parenthèse avant de me border pour la nuit. Quand elle remettait l’ouvrage à sa place, j’étais investi d’une mission, j’allais chercher ses souvenirs, lisais avec ses yeux, et mon coeur simulait des retrouvailles émues au coin des phrases apparemment importantes. J’ai écrit mes premiers vers ainsi, comme dictés par les souvenirs imaginaires des personnes que j’aime.
Saadi est le poème de la volupté maternelle. D’un désir d’être mère qui part des entrailles et se jette dans l’infini, la mer, couleur d’amour et de sang.
Marceline est un miracle de musique et d’amour. Ce livre lui rend un hommage un peu désuet, candidement enthousiaste, mais sincère. Et il m’aura fait découvrir ces vers où se résume la modestie, la tendresse et la limpidité des vers de Marceline :
Je suis trop buissonnière et ce n'est pas aux champs Qu'il faut apprendre à moduler ses chants, Il faut, ce qui me manque, une sévère école Pour livrer sa pensée au vent de la parole.
Je vous mets au défi d’oublier ce dernier vers :
Pour livrer sa pensée au vent de la parole.
Je de Société - Elsa Levy
Je devrais tenir une rubrique pour les comédiennes qui écrivent.
Celles déjà bien établies dans la comédie (théâtrale ou médiatique) jouent à l’écrivain ; d’autres, qui jouent pour le plaisir du jeu, écrivent plus franchement, et leurs voix se font entendre, même sur papier.
Jeudi prochain, j’irai écouter une comédienne incarner la voix du « Je de société », le livre d’Elsa Levy, comédienne. Ce livre raconte et mets en scène le parcours précaire d’une comédienne en mal de rôle ; dindon féminin d’une farce dont l’auteur est nulle part mais le rire partout. Farce des petits boulots. Farce des cours de théâtre donnés par le passionné-fauché-frustré de la rue d’à côté. Farce des joyeux lurons du monde du travail, portant un masque de sérieux qui ne trompe personne : ce sont eux qui rient encore le mieux puisqu’ils rient les derniers !
Le jeu est addictif et destructeur - à moins d’apprendre à s’en jouer, à troquer le masque de comédienne pour celui d’écrivain, prêt à rire de tout, et surtout prêt à tendre un miroir supplémentaire à ces narcisses déséspérés qui font l’intermittence.
Quand la comédienne dira ce texte, comment trouvera-t-elle le ton de sincérité au milieu de ces bonds d’ironie ? Sera-t-elle écrivain ou comédienne ? Comment entrera-t-elle en contact avec nous, le public, qui faisons société autour de son « je » et de ces questions ?
Elsa Levy n’a pas sa plume dans sa poche. Elle écrit vite, avec très peu de mots. L’humeur est là, le mouvement l’emporte. On ne sait où, mais je m’en moque, j’irai faire l’expérience en écoutant ce texte qui sortira d’une autre bouche que celle de mon cerveau.
Les oiseaux libres et heureux - Angélique Corman
Quand on s’adonne à ce hobby douteux d’écrire par-dessus les écrits d’autres gens, on finit par classer ces « gens ». Mon système est simple : il y a les morts et les vivants, les amis et les autres. Léautaud est un ami mort. Baudelaire est un mort indifférent. Daniel Tammet est un ami vivant. La plupart sont des vivants indifférents. « Ami » ne veut pas dire qu’on se connaît, mais que j’ai apprécié le temps passé ensemble, avec entre les mains un livre écrit par l’autre. Relisez à ce sujet la remarque pénétrante de M. Houellebecq au début de Soumission, page deux ou trois.
Que faire des « amis-amis », ceux qu’on connaît dans la vraie vie ? Avec eux, nous risquons deux mensonges : celui de la flatterie (faute morale), et celui de la jactance (faute de goût, mensonge par omission où nous parlons de tout sauf du livre et des effets qu’il a sur nous.) Et que faire des « amis-presqu’amis », ceux qu’on connaît à peine mais qu’on lit et qu’on voudrait connaître mieux à mesure qu’on aime ce qu’ils écrivent ?
Je connais Angélique pour l’avoir vu jouer sur scène plusieurs fois, et nous avons trinqué récemment sur une péniche. Comme une intimité de soirée arrosée : rapide, superficielle, ouverte. Mais je connais surtout sa voix, haute et caractéristique, fluette et forte, qui porte des mots crus, un humour vache et cinglant, les mots d’une personne tendre et sans pitié. Son roman est une surprise, une excroissance incongrue, difficile à relier à sa personne d’apparence si frêle – sauf à repenser, justement, à sa voix.
D’ailleurs est-ce un roman ? Non, c’est un cri. Le cri de la peur avant de tomber, le cri de la chute, le cri de la douleur. Pas une confession, mais l’enregistrement très précis d’une crise. Pas le récit d’un accident, mais les hoquets d’une mémoire pour qui la vie est une fiction. Une brève visite aux enfers nimbée d’une euphorie morbide, hilare. Tout tient du cauchemar, y compris l’espace où résonne ce cri, la prison, et rien n’émerge de ce trou noir qu’une ivresse sombre et sordide, qu’un humour plein de colère froide.
Je ne sais pas si ces cent quatre vints pages sont bien construites, je ne sais pas si elles sont traversées de fulgurances stylistiques, je laisse à d’autres. J’ai été pris au collet, traîné dans les mots, balloté entre deux vannes, enfermé dans des images, coincé entre deux rires. Et je suis arrivé à la fin, sur le promontoire d’un épilogue en forme d’aveu, et toutes les sensations brassées auparavant sont devenues limpides : la honte, la colère, la vulnérabilité, la force, la révolte, la liberté.
Lisez au moins pour ces pages-là.
Et si vous entendez un jour Angélique sur scène, courez entendre cette autre voix qu’elle a enfouie dans son livre.
Vivre et penser comme des porcs - Gilles Châtelet
L’Auge d’Or
Au milieu de la grande farandole techno-libérale, du consensus cyber-pragmatiste et du populisme facile, au coeur d’une orgie bien pensante d’illusions festives, d’une copulation frénétique entre cosmopolitisme de pacotille (“eh! J’ai tchaté sur les dernière pompes de Mickael Jackson avec un Pakistanais!”) et individualisme tranquille, au centre de toute cette agitation urbano-mondaine qui fustige les penseurs non rentables - parce que trop psycho-rigides, c’est sûr - et porte aux nues les intellectuels engagés dans les moindres rouages médiatiques… un mauvais élève: Gilles Chatelet. Une invitation enthousiaste et insolente à ne plus vivre dans l’ennui et dans l’envie.
Qu’on soit bien d’accord, il ne s’agit pas d’un manifeste contre la prolifération de la race porcine. D’ailleurs, si nous étions vraiment des cochons, nous aurions l’avantage inouï de flairer instinctivement ce qui est bon pour nous de ce qui ne l’est pas. Nous n’aurions jamais de cette vulgarité qui consiste à travestir nos vices en idées, nos habitudes et opinions en soi-disant “doctrines” ou “systèmes”. Nous saurions choisir nos nourritures (spirituelles) avec plus de lucidité, avec la solide liberté de nos tripes plutôt qu’avec nos mous emmêlements émotifs. Mais nous ne sommes que des hommes, soumis à la tyrannie de notre imagination, celle qui nous fait prendre nos désirs pour des réalités, et qui ne nous fait plus croire qu’en la réalité de ces désirs. Comme si, une fois perdus dans nos circonvolutions cérébrales, nous n’avions plus qu’à choisir de ne plus choisir, et de nous laisser porter par nos fantasmes.
Le cochon dingue
Gilles Chatelet s’engage contre cette réalité qu’une sorte de prophétie auto-réalisatrice tend à instaurer: le fantasme d’un monde du tout-communicatif, d’un monde d’une fluidité économique absolue, où toute “structure dissipative” (de l’Etat aux formes non-commerciales de créativité) serait vouée à la dissolution, fatalement; contre une société dominée par l’apologie aveugle du chaos, et le mytho pseudo-libertaire de l’auto-organisation. Contre cette réalité - dont nous oublions trop facilement que son avénement nous appartient - l’auteur rappelle que le tout-communicatif s’accompagne d’un appauvrissement nécessaire du communiqué, que l‘“internalisation” de tous nos comportements n’a jamais encouragé le volontarisme, et que la fluidité absolue des marchés n’est qu’une mystification, une course au non-sens.
Quelques colmatages de fortune permettent de tenir la barque mondiale à la surface d’elle-même: la sempiternelle réinjection d’une différence artificielle (Think different?) dans les produits de consommation; le harcèlement médiatique mettant en scène un humanisme édulcoré et pleurnichard, permettant à l’occidental moyen (le “formal urban middle class” des anglo-saxons) de soulager un peu sa mauvaise conscience à l’égard des pays du Sud; l’insistance sur une nouvelle forme facile de pragmatisme, demandant à chacun de “voir la réalité en face” pour mieux avaler la pilule, de respecter au nom des droits de l’homme ce couillon-de-la-pub qu’est mon voisin, sous prétexte que je finirai bien un jour par lui ressembler. Se satisfaire indéfiniment de telles solutions ad hoc, c’est abdiquer volontairement de son libre arbitre - exploit inverse de celui du Baron de Münchausen, se tirant par les cheveux pour échapper à la noyade…
En tout homo eco-communicans, il y a un cochon qui dort.
Mais le propos de l’auteur n’est pas essentiellement idéologique, il en deviendrait fastidieux: il vise surtout à montrer les errances d’une nouvelle mentalité dominante, mentalité de libre et joyeux consentement à l’ordre des choses, mentalité du cyber-Gédéon festif, appellant “culture” tout produit de consommation chatouillant un peu sa libido, mentalité évacuant toute entreprise réellement libre, tellement il est devenu ringuard de ne pas faire tourner la machine. Du coup, ce sont les franges marginales de la société qui sont méprisées (voire oubliées) au nom d’une tolérance standard. “Je ne suis pas raciste, je ne suis pas antisémite, j’accepte que les jeunes écoutent ce qu’ils veulent dans leur walkman, et je suis d’une tel libéralité que je supporte aisément un système faisant quelques exclus: il faut voir la réalité en face.” Voilà le portrait de l’honnête homme moderne, celui que Gilles Chatelet secoue avec force, afin qu’il se réveille de ce rêve-chewingum de mauvais goût, mâché et remâché pour qu’il plaise à tout le monde.
L’auteur ne prend pas le néo-libéralisme pour bête noire: il se moque joyeusement et cruellement de tous les parasites intellectuels que ce système encourage malgré lui, il rudoie cette passivité qui nous gagne inéluctablement quand nous acceptons que nos désirs de consommation, d’amour et de pensée soient réduits à l’état de réflexes, de comportements et d’opinions - tous éminemment gérables et orchestrables par la psychologie, les statistiques et les médias.
La farce cachée des choses
Couvrant à chaud la période des années quatre-vingt, il montre par des exemples détaillés le comment du pourquoi nous en sommes là. Il regarde d’un oeil lucide la dégénerescence des théories libertaires autour de l‘“organisation spontanée”, phagocytées par l’anarcho-capitalisme; il pointe du doigt le passage de l’enthousiasme collectif au cynisme individuel, d’une illusion joyeusement élitiste à un aveuglement tristement vulgaire. Rien d’étonnant à ce que ce cynisme de masse entraîne une démobilisation politique et une atomisation du corps social. Il souligne fortement le rôle que les intellectuels - nouveaux philosophes et autres produit du “post-modernisme” - ont joué dans cet mise-au-pas de l’exception française, dans le délayage intensif de ses viscosités et de ses résistances, toutes accusées de provincialisme et d’intellectualisme.
Mais il nous rappelle aussi qu’il ne tient qu’à nous de refuser cet état de chose, ces mentalités bourgeonnantes, cet explosion du lien social: si nous ne voulons pas nous transformer définitivement en “chair à consensus”, il faudra désormais faire “plus de vague, et moins de vogue.”